Titel
C. Gumy: Jeune dans sa tête. Une histoire critique du cerveau adolescent


Autor(en)
Gumy, Christel
Erschienen
Genève 2018: Métis Presses
von
Taline Garibian

Au carrefour de l’histoire sociale et culturelle des sciences et de la médecine d’un côté et de l’étude sociale des sciences de l’autre, l’ouvrage de Christel Gumy propose une histoire critique de la formation et du développement d’un objet d’étude scientifique: le cerveau adolescent. Il s’agit non seulement de comprendre le contexte scientifique – théorique et matériel – d’émergence de ce nouveau champ d’étude, mais également de rendre compte des enjeux sociaux qui le façonnent. Construit en cinq chapitres qui contribuent à mettre en relief la genèse de l’adolescence cérébrale, l’ouvrage présente les principales recherches menées sur le sujet et s’applique à détailler avec clarté les notions et méthodes déployées par les scientifiques afin de mieux en discuter les effets.

Le corpus de sources, qui repose sur les principales publications menées dans le champ des neurosciences de l’adolescence, mobilise aussi fructueusement un fond d’archives inédit: les papiers du professeur Théodore Rabinowicz. Des entretiens menés avec certaines de ses anciennes collaboratrices viennent compléter ces documents.

L’origine du cerveau adolescent est volontiers située au tournant des années 1990, lorsqu’à la faveur du développement des techniques d’imagerie par résonance magnétique (IRM), des études voient le jour aux États-Unis. Le premier chapitre est consacré à ces recherches qui bénéficient d’un contexte particulièrement favorable, puisque l’année 1990 marque le début de la «Décennie du cerveau» qui voit les investissements destinés à la recherche dans ce domaine augmenter massivement. Au tournant des années 2000, les chercheur·e·s avancent que l’adolescence, plus qu’une transition entre l’enfance et l’âge adulte, constitue un moment spécifique du point de vue cérébral, lors duquel les caractéristiques neuronales se modifient profondément. Les propriétés cérébrales identifiées sous-tendent une définition normative de l’adolescence, à laquelle est dès lors renvoyée toute une catégorie d’âge.

C’est au travers d’un détour révélateur par les travaux menés en histologie à l’Université de Lausanne quelques décennies plus tôt par le professeur Rabinowicz que l’auteure met en perspective la construction du cerveau adolescent. Le deuxième chapitre présente ainsi les travaux de Rabinowicz, qui témoignent des recherches effectuées dans le domaine dès les années 1960, c’est-à-dire avant le développement de l’IRM. Si le Lausannois est convaincu que le développement du cerveau se poursuit jusqu’à l’âge de 25 ans, il ne fait pas de rapprochement entre ses constatations et les comportements adolescents.

Cette préhistoire des études sur l’adolescence permet à l’auteure de mettre en évidence de manière convaincante le contexte particulier qui voit les neurosciences investir et populariser la notion de «cerveau adolescent» bien au delà du champ scientifique. Le troisième chapitre montre comment ce concept répond aux inquiétudes liées aux comportements des jeunes. La notion de «prise de risque» – qui mêle violence, rapports sexuels non protégés, etc. – cristallise les préoccupations des autorités et favorise largement une approche sanitaire du «problème jeune», mais ce au prix d’une occultation des déterminants socio-politiques des comportements. En retour, en insistant sur la malléabilité du cerveau en formation, les études neuroscientifiques confirment l’importance des interventions de santé publique destinées aux jeunes.

L’idée selon laquelle les comportements de prise de risque sont constitutifs de l’adolescence est largement appuyée par les études menées sur les émotions des adolescent ·e·s à la Harvard Medical School dès la fin des années 1990. Plus précisément, ces études, détaillées au chapitre 4, entendent mettre en évidence les liens entre l’activation de certaines zones cérébrales et le comportement des adolescent·e·s. Bien que les indicateurs témoignent d’une forte disparité entre jeunes filles et jeunes garçons en terme de prise de risque, les études en neurosciences peinent à trouver des résultats concordants susceptibles d’expliquer et de mesurer l’influence du sexe en la matière, même si certain·e·s auteur·e·s expliquent que le cerveau des jeunes filles est moins «touché» par les perturbations de l’adolescence.

Le dernier chapitre rend compte des débats que suscitent ces recherches et présente certaines des critiques formulées. Le sociologue Michael Males, par exemple, craint que le recours aux explications biologiques tende à éclipser les facteurs sociaux des comportements adolescents, comme l’origine sociale ou raciale. En outre, la critique du déterminisme biologique qu’induit ce type de recherche contribue paradoxalement à renforcer l’assise des neurosciences. Prenant pour exemple les travaux de Suparna Choudhury, Christel Gumy montre, à la suite de Cynthia Kraus, que la notion de plasticité cérébrale permet de réinjecter du culturel et du social dans le biologique. Les critiques une fois absorbées de la sorte renforcent de fait l’assise de la discipline.

Évitant l’écueil d’une critique s’attachant uniquement à détailler les biais dont souffrent parfois les sciences, cette histoire critique rend finement compte des modalités de construction et de validation du savoir scientifique. On regrette toutefois qu’après avoir découvert la «préhistoire» suisse du cerveau adolescent, on n’en apprenne pas davantage sur les recherches menées ultérieurement en terre helvétique et leur relation avec les enjeux socio-politiques locaux liés à la jeunesse. Il n’en reste pas moins que l’ouvrage apporte une contribution significative à l’histoire des sciences et de la médecine et invite tout un chacun à considérer avec recul les discours savants sur l’adolescence et à garder la tête froide face à un hypothétique «péril jeune».

Zitierweise:
Taline Garibian: Christel Gumy : Jeune dans sa tête. Une histoire critique du cerveau adolescent, Genève: Métis Presses, 2018. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 69 Nr. 3, 2019, S. 487-488.

Redaktion
Autor(en)
Beiträger
Zuerst veröffentlicht in

Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 69 Nr. 3, 2019, S. 487-488.

Weitere Informationen